Je me suis acheté une montre russe.

Elle est arrivée inopinément alors que le numéro de suivi en ligne indiquait toujours « en transit ». Sur le colis, mon nom et mon adresse – au Канада – étaient tracés dans une calligraphie moscovite soignée.

C’est une montre soviétique de marque Raketa produite à l’usine Pedrovets fondée par Pierre le Grand en 1721. Youri Gagarine fut le premier à en porter une, d’où le nom qui signifie « fusée spatiale ». À l’apogée de la marque dans les années 80, des millions d’exemplaires furent produits.

Elle est automatique et se recharge au mouvement. Son boitier est en acier chromé imperméable et elle est virtuellement indestructible. Les militaires et les explorateurs polaires l’utilisèrent pour sa fiabilité et elle fut populaire dans toutes les couches de la population. Des simples civils à Mikhaïl Gorbatchev, chacun avait sa version portative de l’horloge du Kremlin.

Le cadran présente un joli dessin de l’Antarctique. Il comporte 24h pour faciliter la distinction entre le jour et la nuit lorsque, aux pôles, le soleil ne se lève plus. Quand on regarde le cadran, on se perd dans les détails du quadrillé et du contour continental. Il y a deux manchots qui se demandent ce qu’ils font là… Si on regarde bien, on voit également les traces des skis de Roald Amundsen et la tragédie victorienne de Robert Falcon Scott.

En ouvrant le boîtier, on découvre tout un monde miniaturisé. Une mécanique du mouvement perpétuel qui a sa science propre. C’est un produit du génie soviétique et on peut supposer que si on oubliait une ou deux pièces en réassemblant la montre, elle fonctionnerait tout de même. C’est le mystère raspoutinien qui fait encore avancer les motos Oural et s’envoler les fusées Soyouz.

Ce n’est pas une montre intelligente. C’est une montre magique. À chaque jour, elle accumule une latence de vingt à quarante secondes. Un espace-temps dans lequel on peut se permettre de douter qu’il soit 5h ou 17h, skier sur la banquise dans les traces d’Amundsen, ou être un manchot qui se demande ce qu’il fait là.

Cette montre, c’est le pied de nez à l’obsolescence programmée. Partout en Russie, des millions d’exemplaires encore neufs sont en surplus d’inventaire et survivront aux cataclysmes écologiques et aux guerres nucléaires. Des archéologues en retrouveront des caisses et il ne suffira qu’à les remonter pour qu’elles recommencent à accumuler de la latence.

Quand on se colle l’oreille dessus, on entend un doux tic-tac aux sonorités métalliques, une tintinnabulation apaisante. C’est le temps qui avance sans avoir besoin de nous. Et alors, la parole de Soljenitsyne prend tout son sens : «  parle moins, écoute davantage… Sous les roues du train en mouvement, c’est le tic-tac de la vie qui passe ».

Je me suis acheté une montre russe, mais je ne la possède pas
C’est un objet métaphorique et un capteur de moments
Une place dans la fusée spatiale de Gagarine
Une invitation à voyager dans le temps
Observe, observe attentivement,
Cet instant t’appartient.