Du 20 au 23 décembre 2019, Félix-Antoine Tremblay et moi avons roulé sur la route de Saint-Michel-des-Saints à Manawan. Un aller-retour de 175 km en fatbike sur un chemin glacé en préparation à l’Expédition Route blanche.


À l’extérieur de la tente, le froid avoisinant les -20 degrés Celsius tient tout dans son emprise. Le nuage de vapeur que j’émets à chaque respiration se fige presque instantanément et laisse sur mon visage de fins cristaux de glace. Il n’est pas encore 7h et la nature entière est comme saisie dans un état de stupeur sous le ciel noir à peine dilué par quelques lueurs bleues marin.

Partis de Saint-Michel-des-Saints la veille au matin, Félix-Antoine et moi nous activons lentement. Une série de petites tâches sont à compléter au camp avant de reprendre la route : faire fondre de la neige, préparer le repas, ranger le matériel, démonter la tente, charger les vélos. Un rituel matinal pas encore tout à fait rodé qui nous occupe pendant près de trois heures.

Au moment de partir, nos pieds sanglés dans nos grosses bottes sont encore gelés. Nous poussons nos vélos sur quelques centaines de mètres pour nous réchauffer un peu avant de commencer à pédaler. Je fais quelques grimaces dans l’espoir de redonner de la sensibilité à mon visage qui semble injecté de Botox.

Composée en majeure partie de gravier, la route de Manawan offre en apparence peu d’attraits pour le visiteur pressé. Elle traverse 86 km de forêt boréale en continu pour connecter la communauté atikamekw de Manawan, sise sur les berges du lac Métabeskéga en plein cœur du Nitaskinan. Dans des conditions hivernales, le chauffeur risque davantage d’être absorbé par la conduite de son véhicule que par les futaies, surtout si ses pneus ne sont pas cramponnés. Au sol, les épisodes de froid qui sévissent depuis quelques semaines ont laissé une épaisse couche de glace qui enverra les imprudents tâter le décor.

Mais en fatbike assorti de pneus de 5 pouces à basse pression, nous sommes à notre mieux sur cette route vallonnée. À 10 km/h tout au plus, nous sommes aux premières loges du spectacle grandeur nature qui se déploie dans le jour naissant. Le froid nous a rendu hypersensibles à l’environnement dont nous percevons des micro-variations invisibles en transport motorisé. Chaque degré de température gagné change subtilement la texture de la neige, l’adhérence sur la glace, le comportement de nos cadres de vélo en acier. Le frimas qui se dissipe dévoile un peu plus un paysage de nouvelle Norvège digne d’un poème de Nelligan.

À chaque pause, les stalactites de glace qui se sont formés sous nos masques et dans nos barbes nous rappellent que nous roulons dans un réfrigérateur géant.

Vers midi, nous sommes parvenus au sommet de la côte de Manawan, haletant sous nos Gore-Tex malgré le froid encore mordant. Un pickup parvient à notre hauteur et son passager nous offre le plus cordial des « Bienvenue chez nous! ». Je me demande bien pourquoi personne n’a la même politesse quand j’entre à Montréal à vélo en franchissant le Pont Le Gardeur…

Circulant dans les rues du village, quelques chiens nous prennent en chasse, trop heureux de la distraction inattendue que nous leur offrons. Un beau husky nous suit jusqu’au lac où nous retrouvons une vingtaine de personne affairées autour d’une grande patinoire. Ça jase, ça rit et ça patine fort sous le soleil hivernal. Nous sommes immédiatement intégrés à la communauté atikamekw et profitons du moment pour partager nos histoires. L’un d’eux a guidé récemment une expédition en raquette d’Obedjiwan à Manawan en passant par Wemotaci. Loin d’être un cul-de-sac, la route qui vient de nous mener ici est une porte d’entrée dans la nature qui nous submerge. Les enfants sont bien impressionnés par nos vélos et nous gratifient de leurs rires. Je ne peux pas imaginer quelque chose de plus attendrissant que le sourire d’un jeune Atikamekw aux joues frigorifiées par une partie de hockey par -20.

Nos repas avalés, nous prenons déjà le chemin du retour, exactement à 180 degrés d’où nous venons. Nous ne poursuivrons pas plus au nord aujourd’hui et c’est bien à regret que notre ami husky doit rebrousser chemin parvenu en bas de la côte de Manawan.

Il est encore tôt en après-midi lorsque nous arrêtons en bordure d’un lac après avoir roulé 55 km, la distance journalière que nous nous sommes fixés pour cette expédition préparatoire. Nous reprenons à l’envers le rituel du matin : décharger les vélos, monter la tente, faire fondre de la neige… Avant de souper, nous nous accordons une bonne heure de loisir dans nos duvets à écouter de la musique, nous adonner à la lecture et plonger dans nos pensées. J’ai apporté « L’Étreinte des vents » d’Hélène Dorion et il me semble qu’il y a dans ce récit poétique sur les liens plein d’échos à ce que je vis. Le passage suivant me frappe de plein fouet :

« L’Ouvert, ce lieu où l’on consent à ce qui est, où l’on se détache pour enfin atteindre la présence, nous révèle notre lien véritable, lien sans attache, espace intérieur où l’on s’avère totalement libre, et où il n’y a jamais rupture mais ouverture et transformation (…) C’est là que se trouve la clairière de l’être. »

Je dépose un instant mon livre.

Comment nommer autrement cet espace où je me réfugie depuis le matin, à l’abri du froid qui m’assaille, dans la chaleur de mes couches isolantes? L’Ouvert, c’est là où je contemple les visages que j’aime, où je laisse mes pensées suivre leur cours, où j’observe les flocons de neige – c’était quand, d’ailleurs, la dernière fois que j’avais observé un flocon de neige? À la vue du monde glacial dont je suis à la fois exclu et connecté, il me semble que je me centre un peu plus sur l’essentiel.

Avant de plonger dans mon sac de couchage, je jette un regard à la voûte étoilée. Mon œil invente partout des constellations. Le nuage de vapeur que j’émets à chaque respiration semble se mélanger à la trainée blanche de la voie lactée. Il y a un peu de moi dans ce ciel.

Quelque part entre Manawan et Saint-Michel-des-Saints, à l’orée de ma clairière, je me sens parfaitement chez moi. Dans l’Ouvert.