En septembre 2014, après ma quatrième saison de cyclotourisme, je publiais dans ces pages un article intitulé Vélocipède[1]. J’y établissais un plan quadriennal qui devait m’amener vers les plus hauts cols des Rocheuses états-uniennes, ainsi qu’à travers le Canada et l’Alaska. À l’époque, mes ambitions me semblaient hors de portée. En rétrospective, je constate que celles-ci étaient plutôt conservatrices. Alors que je prévoyais parcourir environ 16 500 km à vélo, de 2015 à 2018, j’ai finalement parcouru plus de 40 000 km, une distance équivalente à celle du périmètre équatorial de la Terre.

Pour la saison 2018, mon objectif principal était de rouler de Vancouver à l’océan Arctique. Cela dit, après plusieurs itérations, mon parcours mesurait désormais 14 000 km et était divisé en quatre étapes. D’abord, une boucle depuis Vancouver sur la Sunshine Coast et l’île de Vancouver. Ensuite, un aller-retour de Vancouver à l’océan Arctique, soit l’étape la plus importante. Si tout se passait bien, je comptais ensuite rouler jusqu’à Tofino, avant de revenir à Vancouver, puis prendre l’avion jusqu’à Sudbury. Je passerais par les chutes du Niagara, avant de retourner à Montréal.

Carte du trajet parcouru – Image modifiée par Félix-Antoine Tremblay, basée sur l’image de Carol Spears, distribuée par Wikimedia
Île de Vancouver et Sunshine Coast

Le 11 avril, j’ai quitté Montréal par la voie des airs en direction de Vancouver. À ce moment, je n’avais pas utilisé mon vélo de cyclotourisme depuis mon retour de la baie James, l’année précédente. En fait, j’avais finalisé sa réparation à peine trois heures avant de mettre les pieds dans l’avion. Ce matin-là, je devais de plus déménager, puisque je venais de mettre fin au bail de mon appartement. Ce n’est donc qu’une fois à bord que j’ai vraiment pu porter mon attention sur les prochains jours, et les prochains mois.

Je suis arrivé en soirée puis, le lendemain, j’ai assemblé mon vélo. Le matin du 13 avril, j’ai finalement enfourché mon vélo en direction d’Earls Cove, où je comptais passer la nuit. Il faisait environ 10 °C et il pleuvait. Il ne m’a pas fallu longtemps avant de constater que je n’avais plus la même forme physique qu’à la fin de la saison précédente. Bien que je n’avais que 110 km à parcourir jusqu’à ma destination, la journée a été difficile. Malgré cela, je ne m’inquiétais pas trop. Cette portion de mon voyage visait justement à me réchauffer.

Départ de Vancouver – Photo par Benoit Potvin

J’ai d’abord effectué un détour vers Lund, le terminal nord de la route 101. Je suis ensuite retourné à Powell River pour prendre le traversier vers l’île de Vancouver. Après avoir passé la nuit dans un stationnement de Comox, j’ai pris la direction des montagnes, sur des routes forestières. En raison de la pluie abondante, celles-ci étaient dans un état déplorable. Les plus petits ratios de ma monture m’ont tout de même permis de faire l’ascension des côtes abruptes de l’île sans trop de difficultés.

Je suis passé par Port Alberni et Lake Cowichan avant de me diriger vers Port Renfrew et la côte du Pacifique. En chemin, j’ai croisé plusieurs panneaux indiquant que la route était sans issue ou fermée au public. Heureusement, je n’ai pas rencontré d’obstacle insurmontable avec un vélo ni d’agent de sécurité. J’ai retrouvé le confort du pavage près de Lake Cowichan, puis j’ai complété ma boucle en passant par Victoria et Sydney.

Rivière Comox – Photo par Félix-Antoine Tremblay

Entre mon départ et mon arrivée à Vancouver, la température n’a finalement jamais dépassé 15 °C. Je n’ai d’ailleurs pas eu la chance de voir le soleil sur la Sunshine Coast. Nonobstant le succès de cette première étape, j’étais démoralisé. Je saisissais mal l’ampleur du défi auquel je faisais face, mais je savais que le froid et la pluie continueraient à se faire sentir jusqu’au début de l’été, deux mois plus tard. Je n’avais cependant pas le temps de m’apitoyer sur mon sort, puisque je devais maintenant me concentrer sur un examen à distance. La session d’hiver se terminait pour moi le 22 avril.

Sud-ouest de la Colombie-Britannique

Une fois l’examen complété, et après deux jours de repos, je devais maintenant prendre la route vers l’Arctique. Ma première destination était Bella Coola, où je devais prendre un traversier vers Prince-Rupert. Celui-ci passait toutes les deux semaines et il était donc impératif que j’arrive avant son départ.

J’ai quitté Vancouver le 25 avril. À ma surprise, j’ai parcouru 155 kilomètres pour cette première journée, soit jusqu’à Hope. En dépit du mauvais temps depuis mon arrivée en Colombie-Britannique, il faisait maintenant soleil et près de 30 °C. Je ne m’attendais pas à avoir chaud à cette période de l’année. Pire, je me dirigeai vers Lilliooet, une communauté située dans une des régions les plus chaudes et arides du Canada. Quoi qu’il en soit, cette performance m’avait redonné confiance en mes moyens.

Les jours suivants, toujours sous le soleil, j’ai réussi à maintenir le rythme, et ce, bien que la température ait dépassé 35 °C dans le canyon de la rivière Fraser. En altitude, le long de la route Cariboo, celle-ci était toutefois significativement inférieure. Près du sommet Begbie, à 1 232 m d’altitude, il faisait à peine plus de 5 °C. Je devrais toutefois m’habituer à ces variations de température. Bien que la saison estivale était en train de s’installer, ma progression vers le nord contrebalancerait le réchauffement. Après une journée froide et venteuse, j’étais maintenant à Williams Lake, à la jonction de la route Chilcotin. Ce soir-là, j’ai pu me réchauffer chez une hôtesse du site Couchsurfing.

Vallée Fountain – Photo par Félix-Antoine Tremblay

Afin d’atteindre Bella Coola à temps, le défi était maintenant l’ascension du col Heckman, haut de 1 524 m. À environ 200 km du col, dans les hautes prairies de la région de Chilcotin, j’ai aperçu pour la première fois les imposants sommets enneigés de la chaîne côtière, au loin. Après mon départ d’Anahim Lake, le dernier village avant le col, l’accumulation de neige en bord de route s’est rapidement accrue. Au sommet, près duquel j’ai passé la nuit, celle-ci atteignait jusqu’à un mètre d’épaisseur.

Campement près du col Heckman – Photo par Félix-Antoine Tremblay

À cet endroit, la route Chilcotin n’est pas pavée sur une soixantaine de kilomètres. Heureusement, malgré la fonte printanière, la route n’était pas particulièrement boueuse et la descente de 1 200 m, avec des pentes atteignant jusqu’à 15 %, s’est déroulée sans heurt. Au fond de la vallée, la température et le paysage étaient complètement différent(e)s. J’étais désormais entouré d’arbres côtiers surplombés par des montagnes aux flancs rocheux atteignant parfois plus de 2 000 m.

Je suis finalement arrivé à Bella Coola en fin d’après-midi, deux jours avant le départ du traversier. J’ai profité de cet intervalle pour faire de l’escalade avec un touriste de Whistler. Le 5 mai, à trois heures du matin, j’ai rangé ma tente et je suis allé au quai de BC Ferries. Deux heures plus tard, le plus petit traversier de leur flotte, le Nimpkish, est parti en direction de Bella Bella. Ce matin-là, nous n’étions que cinq passager(e)s à bord, en plus de l’équipage.

MV Nimpkish, Bella Coola – Photo par Félix-Antoine Tremblay

Le traversier a accosté à Bella Bella un peu après minuit. Après une escale de deux heures, je suis monté à bord du plus imposant Northern Adventure pour compléter le trajet vers Prince-Rupert. Cette seconde embarcation m’avait également transporté vers cette ville en 2016, depuis Port Hardy.

MV Northern Adventure, Port Hardy (2016) – Photo par Félix-Antoine Tremblay

Trente-cinq heures après avoir quitté Bella Coola, je suis finalement arrivé à ma destination. J’ai immédiatement commencé à rouler vers l’est en faisant du pouce, sans égard aux nombreux panneaux interdisant de le faire. Il m’a fallu parcourir une vingtaine de kilomètres avant qu’un passant offre de me transporter jusqu’à Terrace. J’avais déjà emprunté cette route à vélo, lors de ma première traversée du Canada, et je n’avais pas l’intention de le refaire. Je comptais plutôt reprendre la route depuis Kitimaat. Le lendemain matin, soit le 7 mai, je suis monté à bord d’un autobus de BC Transit en direction de ce village, avant de repartir vers le nord, à vélo.

Nord-ouest de la Colombie-Britannique

Bien que les possibilités d’approvisionnement soient presque inexistantes sur la route Chilcotin, longue de 450 km, c’est en quittant Terrace que j’amorçais vraiment mon aventure. À partir d’ici, et pour plus de deux mois, je m’alimenterais principalement à partir de ravitaillements postaux[2]. Je n’avais pu identifier que Whitehorse, au Yukon, ainsi qu’Anchorage et Fairbanks, en Alaska, comme endroits où j’étais certain de trouver des repas déshydratés. Ces envois postaux devaient me propulser sur plus de 8 000 km, soit jusqu’à Dawson Creek, en Colombie-Britannique.

En 2016, j’avais dû effectuer trois envois de ce type, au Labrador. J’avais donc de l’expérience avec la méthode, mais, cette fois-ci, je devrais me faire livrer dix de ces colis. Il était donc impératif que j’atteigne mes objectifs tout au long de la saison, faute de quoi je me retrouverais, par moment, avec trop ou pas assez de nourriture.

Rations de nourriture, Labrador (2016) – Photo par Félix-Antoine Tremblay

À mon retour à Terrace, j’ai fait le plein de vivres et je me suis dirigé vers le champ de lave des Nisga’a et le village d’Aiyansh. À cet endroit, un chemin forestier suit la rivière Nass jusqu’à Cranberry Junction, où il rejoint la route Stewart-Cassiar. Cette route de 725 km relie la Colombie-Britannique au Yukon en croisant quelques points de services ainsi que les villages d’Iskut et de Dease Lake.

Parc commémoratif du champ de lave des Nisga’a – Photo par Félix-Antoine Tremblay

Sur presque toute sa longueur, la route est bordée de part et d’autre par des sommets la dominant par plus de 1 000 m. Celle-ci traverse plusieurs bassins hydrologiques et le relief y est donc plutôt accidenté. À cette période de l’année, les lacs y sont pour la plupart gelés et il n’est pas rare de trouver de la neige aux abords de la route. Un(e) cycliste s’y aventurant ne pourrait faire autrement que de se sentir minuscule, dans cette région aux apparences inhospitalières.

Lac Dease – Photo par Félix-Antoine Tremblay

De surcroît, la région isolée que traverse la route Stewart-Cassiar est infestée d’ours. Ceux-ci sont d’ailleurs particulièrement actifs au printemps, puisqu’ils doivent s’alimenter après leur hibernation. Jusqu’à Dease Lake, je pouvais en voir jusqu’à une dizaine par jour. Heureusement, je pouvais compter sur la boîte à ours (bear can)[3] que j’avais achetée en 2015, laquelle ne m’a jamais déçu, après des centaines de nuits d’utilisation.

En cas de problème, d’un bout à l’autre de la route, on ne peut capter des ondes cellulaires que dans la ville de Stewart. Celle-ci est située à une soixantaine de kilomètres à l’ouest de Meziadin Junction, sur la route 37A. En empruntant cette route alternative, j’ai pu visiter le village de Hyder, en Alaska. À cet endroit, il n’y a étrangement pas de poste frontalier pour entrer aux États-Unis, probablement en raison de la petite taille de la municipalité, et puisqu’aucune route ne la relie au reste de l’état.

Frontière canado-états-unienne à Hyder – Photo par Félix-Antoine Tremblay

Je comptais initialement profiter de mon passage pour effectuer l’ascension de la route Granduc, vers le belvédère du glacier Salmon. Malheureusement, celle-ci était trop enneigée et, comme me l’a expliqué une résidente de Stewart, les glaciers ne sont visibles que lorsque la neige a fondu. Je suis donc retourné au Canada sans plus attendre, d’autant plus qu’aucun des rares commerces du village états-unien n’était ouvert au moment de ma visite.

Glacier Bear – Photo par Félix-Antoine Tremblay
Yukon

Alors qu’on s’approche du Yukon, le paysage change drastiquement. Au nord du Lac Good Hope, en Colombie-Britannique, les montagnes laissent leur place à un plateau couvert d’une forêt dense. Le trafic routier est quant à lui significativement plus élevé après la jonction avec la route de l’Alaska. Conséquemment, ce retour à la « civilisation » était plutôt décevant.

Frontière du Yukon – Photo par Félix-Antoine Tremblay

Dans l’ensemble, j’étais tout de même heureux d’arriver à Watson Lake, au Yukon, où j’étais hébergé par un hôte du site Warmshowers. En plus de pouvoir interagir avec un humain, chose rare au cours des dernières semaines, je pourrais y prendre une douche. Le froid m’avait dissuadé de me laver dans les cours d’eau comme j’en avais l’habitude et c’était donc seulement ma deuxième occasion de le faire, en trois semaines. Cet arrêt m’a également permis de planifier avec plus de précision les semaines à venir. Afin de ne pas nuire à ma motivation, je ne pouvais pas me permettre de réfléchir à long terme.

J’étais désormais au nord du 60e parallèle, plus au nord que je ne l’avais jamais été, mais l’aventure ne faisait que commencer. Depuis le 25 avril, je ne m’étais pas blessé, je n’avais pas endommagé mon vélo, il n’avait plu que pendant une journée, et la température n’était jamais descendue sous la barre des 5 °C, pendant le jour. Je savais toutefois que cette chance ne pourrait pas durer.

La suite dans la prochaine édition de L’Heuristique.

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[1] Vélocipède, L’Heuristique
[2] Sans s’y limiter, REI (É-UA) et MEC (Canada) acceptent d’effectuer des livraisons en poste restante (general delivery, aux É-UA et dans le reste du Canada). L’Association de la Pacific Crest Trail a rédigé un guide à ce sujet, lequel peut s’appliquer ailleurs : bit.ly/2NDzzx2
[3] Une boîte à ours est un contenant protégeant la nourriture contre les ours. Le modèle que j’utilise est le Bearikade Expedition MKII, lequel est scellé et protège contre la propagation des odeurs.

Cet article a d’abord été publié en novembre 2018 dans L’Heuristique, soit le journal étudiant de l’ÉTS. Il est reproduit sur ce blogue sur autorisation de l’auteur, en conformité avec Creative Commons [CC BY NC ND 4.0].